Sans doute Georges DUHAMEL est-il connu de tous comme l’auteur, notamment, de La Vie des Martyrs et de La chronique des Pasquier, il me semble qu’il l’est bien moins pour son œuvre poétique.
Ce sonnet est extrait de son ouvrage Les Poètes et la Poésie 1912-1914 – Paris-Mercure de France-1922 P. 67-73.
On le trouve inséré dans le chapitre IX de la première partie de ce volume : Les Poètes et la Poésie, à laquelle fait suite Les Poètes, où Georges Duhamel passe en revue un certain nombre d’écrivains.
Je reproduis ci-dessous la totalité de ce chapitre IX, indispensable à la juste appréciation de cette pièce poétique.
J’y ajoute, dans le même esprit, ces quelques lignes extraites de la préface (p.9) que Georges DUHAMEL a lui-même rédigée :
« A ma connaissance, la France produit, chaque année, quatre à cinq cents livres de vers. Ce chiffre approximatif demeure, à n’en pas douter, fort au-dessous de l’affreuse réalité ; mais passons. »
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IX
RECETTE POUR LA COMPOSITION DES VOLUMES DE VERS.
On n'imprime pas assez de livres de vers. Il existe certainement une foule de gens tout à fait capables de taquiner la muse et qui n'ont, toutefois, pas encore affirmé leur curieuse personnalité par la publication d'un remarquable recueil de poèmes. Cet état de choses est pénible, et tous ceux que préoccupe, la vulgarisation des belles-lettres doivent en avoir le cœur navré. A qui la faute ? Les éditeurs n'ont jamais été si clairvoyants, si complaisants, si sensibles, si nombreux. Force nous est d'imputer cette disette d'ouvrages poétiques à la timidité excessive de tous les poètes-nés et au manque de bons conseils dont souffrent ceux qui ne demandent qu'à bien faire. La poésie pour tous ! Que cette clameur humanitaire et généreuse fasse retentir désormais les échos de la
république des lettres ! Sûr d'être approuvé par tout homme qui dissimule dans son cœur la petite flamme de l'idéal, nous nous proposons de donner une série de recettes pratiques permettant aux personnes prédestinées de discipliner, de canaliser, d'utiliser leur génie naturel et de composer la série des ouvrages nécessaires à l'expression de leur « moi », à l'accomplissement de leur « évolution ».
Ce chapitre doit être consacré au genre sérieux. Quoi qu'on en pense, ce genre n'est pas plus difficile que le genre léger ; mais il exige en apparence une certaine instruction et du style. Le choix des sujets, en outre, est très sévère, pour le genre sérieux ; il ne faut pas traiter n'importe quoi. On a beau avoir une certaine imagination et un bon dictionnaire de rimes, ça ne suffit pas toujours, et il faut au moins soixante sonnets pour former un volume de poids moyen. Où trouver les soixante sujets de poèmes ? C'est la première question à laquelle nous comptons répondre.
Le genre sérieux comporte lui-même une foule de subdivisions. Admettons qu'il s'agisse d'un livre de poésie héroïque, et travaillons à la composition d'un recueil que l'on puisse intituler justement les Gloires ou encore la Galerie des marbres ou mieux le Luth de bronze. Il est de première nécessité de posséder un dictionnaire Larousse. Le petit Larousse peut donner des idées, mais il est quand même trop petit. Le grand Larousse n'est pas à rejeter, mais il procure tellement de détails qu'il est embarrassant. Ce qu'il faut, c'est le Larousse en sept volumes (et le supplément pour les sujets modernes). Avec un Larousse en sept volumes, on peut parer à tout, entreprendre tout, réussir en tout. Nous ne faisons, hâtons-nous de le dire, cette publicité gracieuse à l'encyclopédie Larousse que dans le but de faciliter la besogne des poètes désireux de montrer de l'érudition.
Ouvrons donc le tome I de cet honnête ouvrage illustré, et cherchons le thème héroïque. Il est prudent de ne s'arrêter que sur des illustrations, pour ne pas s'attacher à des héros trop obscurs, ce qui sentirait une érudition laborieuse. Voici par exemple Abas : fils de Poséidon et d'Aréthuse, héros éponyme des Abantes. Eh bien ! non ! rien à faire avec Abas ; il faut garder ça pour le genre fantaisiste, et encore !
Nous trouvons plus loin Abd-el-Kader, C'est très bien ! On peut faire une jolie chose avec Abd-el-Kader. Mais nous jugeons quand même préférable de garder ce sujet pour un recueil intitulé : la Caravane, ou l'Oasis, Il en est de même de toute la série des Ottomans dont le nom commence par Abd... Allons plus loin.
Abraham ! Voilà un thème superbe à traiter en alexandrins. Néanmoins réservons encore Abraham pour un recueil que nous appellerons la Terre promise, et cherchons ailleurs. Adrien n'est pas mal Akbar (l'empereur mongol) a du caractère ; Albert le Grand est à considérer ; mais c'est encore Alcibiade qui l'emporte. Alcibiade ! Il y a dix poèmes à faire avec ce coco-là ! Lisons plutôt. Nous verrons que ce « général, orateur et homme d'État grec », était de la famille illustre des Alcméonides. (Le mot est sonore, un peu difficile à placer, mais marquant.) Nous verrons qu'Alcibiade fut élevé par Périclès et instruit par Socrate, qu'il mena une vie de débauche et d'entreprises et qu'il fit, pour se singulariser, couper la queue à son chien, une bête magnifique. (A retenir, ce détail.) Nous verrons qu'il parvint à entraîner ses concitoyens dans la désastreuse guerre de Sicile et nous lirons :
« II allait mettre à la voile, quand il fut accusé d'avoir, dans une nuit de débauche, mutilé les hermès ou images de Mercure dressées dans les lieux publics, et d'avoir tourné en dérision les redoutables mystères d'Éleusis. Il partit sous le poids de cette accusation. A peine avait-il touché les rivages de Sicile où quelques succès brillants semblèrent justifier son audace, qu'on envoya d'Athènes la galère sacrée pour le ramener dans la cité : un décret de mort l'y attendait. »
Inutile d'aller plus loin. Il y a là de quoi faire un fameux sonnet, pour commencer. Laissons tout le reste de l'histoire d'Alcibiade pour des poèmes intitulés : la Jalousie d'Agis, la Fuite chez Tissapherne, Alcibiade à Sparte, la Mort d'Alcibiade, et occupons-nous exclusivement de faire, avec les éléments trouvés, un sonnet auquel nous donnerons ce titre : Alcibiade en Sicile.
Il faut commencer par un petit tableau très court et présenter tout de suite le héros. Ecrivons donc :
L'azur brûlant est lourd sur la Sicile en fête,
Bien entendu, on pourrait dire Trinacrie, au lieu de Sicile. Trinacrie possède un petit cachet antique qui n'est pas à dédaigner. Mais Trinacrie est d'un emploi délicat. Mettez ce mot à la rime et vous voilà dans une véritable impasse, si vous êtes pointilleux. Mieux vaut Sicile ; cela fait d'ailleurs aussi son effet.
A remarquer en fête: la Sicile est un pays méridional, lumineux, par conséquent plus gai qu'un pays qui serait moins lumineux... On a donc le droit de le déclarer en fête, surtout quand on se réserve une jolie rime en ête pour la fin du second quatrain. Mais poursuivons :
Les trirèmes d'airain dorment dans le soleil.
Il n'y a rien à dire : Alcibiade est en Sicile ; il n’est pas venu à pied, cela ne fait aucun doute. S'il n’y est pas venu à pied, il a pris le bateau, et qui dit bateau dit trirème, pas vrai ? Si les trirèmes ne marchent pas, on peut dire qu'elles dorment. Maintenant, il y a trirèmes d'airain : c'est discutable, mais, un peu d’airain, ça ne fait jamais de mal dans un poème antique. Allons donc plus loin :
Mais sous la tente fraîche et promise au sommeil
L'Alcméonide rêve et redresse la tête.
Tout ça se défend très bien. Voilà notre Alcméonide placé, et placé comme il faut ; ce qui n'était pas facile. Redresse la tête n'est pas très heureux, mais cela apporte une petite touche au portrait du vindicatif Alcibiade. Au second quatrain !
C'est en vain que son chien le caresse, albe bête,
Qu'il mutila par un caprice sans pareil...
Et voilà maintenant l'histoire du chien à la queue coupée ! Il aurait été bon de faire aussi une allusion discrète au prix de cette bête fabuleuse qu'Alcibiade paya 7.000 drachmes, paraît-il ; mais un sonnet est un sonnet, que diable ! et ce n'est pas indéfiniment élastique. Le fait, controuvé, mais vraisemblable, de la présence du chien en Sicile ajoute un trait touchant au caractère du héros qui apparaît ainsi comme susceptible d'affection pour les animaux. Quant à albe, c'est un mot très poétique, et rien ne prouve d'ailleurs que ce chien n'était pas blanc. Achevons ce quatrain:
Et c'est en vain que tend vers lui son sein vermeil
Héro dont le baiser vaut mieux qu'une conquête.
A noter la répétition du c'est en vain. Cela donne du mouvement, et c'est, somme toute, d'un tour excellent dans le second quatrain d'un sonnet. Pour ce qui est de Héro, nous devons avouer que ce personnage est une pure invention. Héro ne figure pas dans le Larousse. Dans un poème érudit, il faut toujours qu'il y ait un détail imaginaire et aussi faux que possible : cela fait la part de l'inconnu et le jeu de l'imprévu ; cela inquiète les vrais érudits et les incline à douter de leurs sources. Ajoutons, comme justificatif, que le nom de Héro était très répandu chez les femmes grecques, et qu'Alcibiade étant un homme extrêmement débauché, il n'y a rien d'impossible à ce qu'il ait connu, au moins une fois dans sa vie (450-404 av. J.-C.), une femme portant le nom de Héro.
Le dernier vers du second quatrain peint très bien la nature passionnée d'Alcibiade, qui donnait à l'amour tout le temps qu'il ne consacrait point aux armes ou à la politique, et qui mourut percé de flèches sur le sein d'une prostituée. Gardons ça pour d'autres poèmes. Nous arrivons au premier tercet ; c'est un grave tournant : il y a encore bien des choses à dire
L'image le poursuit, devant ses yeux surgie,
Des hermès qu'il brisa dans une nuit d'orgie
Et des dieux dont jadis il profana l'autel.
Remarquez la fidélité avec laquelle les indications du dictionnaire Larousse sont mises à profit. Tout y est : les hermès, l'orgie nocturne et le reste... Certes, le dernier vers insiste un peu sur les faits, mais il prépare au sonnet une chute impressionnante :
Car vers le golfe clair où sa flotte est ancrée
Il regarde voguer la galère sacrée
Que Mercure outragé chargea d'un vœu mortel.
Voilà la perle ! La galère sacrée est une chose extrêmement poétique, d'une signification, d'une sonorité, d'une valeur plastique exceptionnelles, une chose à garder pour la fin, pour la bonne bouche, ainsi que la colère de Mercure et l'arrêt de mort.
Il y a bien un point délicat pour ce qui est de la flotte ancrée et on pourrait trouver à redire... mais la rime est opulente, l'effet logique et le tableau évocateur.
Maintenant, réunissons les morceaux et considérons la pièce dans son entier :
L'azur brûlant est lourd sur la Sicile en fête,
Les trirèmes d'airain dorment dans le soleil,
Mais sous la tente fraîche et promise au sommeil
L'Alcméonide rêve et redresse la tête.
C'est en vain que son chien le caresse, albe bête
Qu'il mutila par un caprice sans pareil,
Et c'est en vain que tend vers lui son sein vermeil
Héro dont le baiser vaut mieux qu'une conquête.
L'image le poursuit, devant ses yeux surgie,
Des hermès qu'il brisa dans une nuit d'orgie
Et des dieux dont jadis il profana l'autel,
Car vers le golfe clair où sa flotte est ancrée,
Il regarde voguer la galère sacrée
Que Mercure outragé chargea d'un vœu mortel.
C'est coquet, c'est bouclé, ça ne sent pas trop son encyclopédie, et ça se défend convenablement. En tout, vingt minutes de travail. Avec un peu d'entraînement on peut faire mieux. Pour les sujets, il suffit de suivre le dictionnaire. On trouvera, sans changer de tome : Andromède, Angélique, Annibal (qui compte au moins pour dix poèmes), Antée, Antigone, et maints autres thèmes tous plus nobles, tous plus héroïques les uns que les autres. On trouvera également une foule d'autres sujets historiques, fantaisistes, épiques, grivois, sentencieux, religieux ou obscènes, dont on pourra tirer les partis les plus variés.
Mais n'empiétons pas sur les autres recettes, et tenons-nous-en, présentement, à celle-là dont les poètes, nous l'espérons, voudront faire le meilleur usage.
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Voici quelques liens concernant cet auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Duhamel
http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/georges-duhamel
Un poème de G. Duhamel :
http://www.poesiedumonde.com/category/poemes-francais/poemes-par-auteur/georges-duhamel/
http://litteratureprimaire.eklablog.com/menagerie-poesie-de-georges-duhamel-a81643244
https://www.etudes-litteraires.com/forum/topic48950-georges-duhamel-nourritures.html
http://www.oasisdesartistes.org/modules/newbbex/viewtopic.php?topic_id=64532&forum=29
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