Je venais justement d'achever un poème,
La Source, une balade. -(On peut la lire ailleurs.)-
"C'est à peu près cela, me disais-je en moi-même,
Il en est d'imprimés qui ne sont pas meilleurs."
Puis en le transcrivant sur une page blanche,
Je me le récitai, tout seul, à haute voix,
Afin de mieux sentir si la rime était franche,
Et si le vers coulait comme la source au bois.
On sait que des auteurs la vanité s'abuse;
Aussi, de plus d'un vers j'étais fier et jaloux,
Croyant y retrouver un accent de la muse
Qui descend quelquefois et vient chanter pour nous.
Comme je déclamais et me sentais en veine,
Ma femme entra, tenant par la main son cadet,
Enfant de quinze mois, qui sait marcher à peine,
Et se glisse partout, gai comme un farfadet.
Il ne connaît que trop la chambre paternelle,
Bizarre entassement de livres, de papier.
Il sait qu'à chaque pas c'est fortune nouvelle,
Lorsque du haut pupitre on se rend à l'herbier.
Surtout à la paroi l'attire un Malebranche,
Qui tout voisin d'un Kant, contemple gravement
Un Bèze vénérable, à grande barbe blanche; (1)
Il les montre du doigt et puis il dit: "Maman !"
Car c'est tout ce qu'il sait de notre langue humaine;
Seule sa mère existe et le reste n'est rien.
Première foi du cœur instinctive et sereine !
S'il ne croit qu'à sa mère au moins il y croit bien.
Avant de commencer son voyage ordinaire
Par les coins et les recoins de ce vaste univers,
Il voulut regarder ce que faisait son père
Et juger en passant si c'était prose ou vers.
La feuille devant lui s'étalait sur la table.
Il l'a vue, il l'a prise. Oh ! l'heureux âge d'or !
Age où la convoitise est une grâce aimable,
Où le fruit défendu n'existe pas encor !
Pendant quelques instants il lut à sa manière,
Grave, les yeux fixés sur le papier noirci.
La page était, je crois, tournée en sens contraire;
Mais les petits enfants lisent bien mieux ainsi.
Soudain il releva sa tête rose et blonde;
Nous vîmes son sourire illuminer ses yeux.
Non, jamais fleur d'azur dans la bruyère éclose
D'un plus joyeux regard n'a salué les cieux,
De candeur, de malice adorable mélange,
Ce sourire s'en va sitôt qu'on a péché.
Lui vient-il d'un lutin ? L'a-t-il appris d'un ange ?...
Cependant il froissait le poème ébauché.
Sa mère s'effraya: "Laisse faire, dis-je;
De l'idéal rêvé ces vers sont des lambeaux.
Il peut en effacer jusqu'au dernier vestige;
Au fond de ses yeux bleus j'en lis de bien plus beaux."
***
Ce texte est tiré d'un livre d'école, la "Chrestomathie Française" de A. VINET, Tome Premier Littérature de l'Enfance et de l'Adolescence chez Georges BRIDEL et Cie - Editeurs. Lausanne - 1922 dont l'édition revue par Eugène RAMBERT et par Paul SEIPPEL comportait un avertissement daté d'avril 1922 signé du mêmePaul SEIPPEL, auteur de son actualisation, dont je tiens à citer les premières lignes:
"La Chrestomathie de Vinet qui était déjà une personne vénérable en 1876, au temps où Eugène Rambert la révisa, a atteint et dépassé l'âge de quatre-vingt-dix ans. Quel est le livre de classe qui puisse se vanter d'une si belle vieillesse ?"
Cette édition contient une courte biographie d'Eugène RAMBERT dont j'extrais ceci:
"En faisant ici une place à Eugène Rambert, nous n'avons pas seulement eu l'idée toute naturelle de lui réserver un petit logement personnel dans cette maison dont il fut un des architectes; nous avons surtout voulu rendre un juste hommage à l'un des meilleurs d'entre nos écrivains romands, à l'un de ceux qui ont rendu le culte le plus fervent au "génie du lieu" et savent le mieux nous apprendre comment nous devons aimer notre pays (2).
L'intelligence d'Eugène Rambert fut universelle: critique littéraire, histoire naturelle, biographies (Vinet, Juste Olivier, Calame), essais, nouvelles, poésie lyrique, il aborda tous les genres avec cette rectitude d'esprit qui fut la marque de son talent. Son idée directrice fut que le progrès intellectuel devait être cherché dans une union de plus en plus intime de l'esprit littéraire et de l'esprit scientifique... Il en donna lui-même l'exemple et sut être à la fois savant et poète..."
Voir aussi:
(1) Théodore de Bèze (1519-1605) humaniste et poète, converti à la Réforme, il en devînt l'un des théologiens et succéda à Calvin à Genève.
(2) La Suisse Romande: cantons de Genève, du Jura, de Vaud, de Neuchâtel, augmentés de certains territoires des cantons de Berne, de Fribourg et du Valais.