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30 mars 2019 6 30 /03 /mars /2019 08:00

 

Le ciel est gris, temps morose.

Contons, pour nous désennuyer,

L'aventure d'un soulier rose

Et d'une fille à marier.

 

Suzon a vingt ans : pour les filles.

Vingt ans, c'est un moment fatal

Où, dans le jardin des familles,

Pousse le myrte conjugal.

 

À chaque instant lui présente

De jolis messieurs au col droit,

Qui trouvent sa dot fort plaisante

Et l'épouseraient… par surcroît.

 

Elle touchait à la douzaine,

Tous blackboulés à qui mieux mieux,

Quand hier, voici qu'on amène

Un candidat très sérieux.

 

Sa mère, affairée, inquiète,

Le lui vantait sur tous les tons ;

Trente ans… rangé, paisible, honnête,

Doux… comme un troupeau de moutons !

 

Son père avait dit, fort sévère :

« Si tu refuses, cette fois !

C'est une magnifique affaire…

Quatre cent mille francs.… en bois ! »

 

Enfin, on l'avait sermonnée,

Chapitrée et chauffée à blanc,

Et, pendant toute la journée,

Elle attend le soir en tremblant.

 

Elle a mis sa robe en dentelle

Blanche, avec de petits bouquets,

Et puis une paire nouvelle.

De souliers roses, très coquets.

 

Un peu trop grands, ces souliers roses…

C’est que son pied est si petit !

Mais je vous raconte des choses…

Reprenons vite mon récit !

 

Il entre… C'est un grand jeune homme

Ni blond, ni brun ; ni bien, ni mal ;

Rond et joufflu comme une pomme,

Et l’air un tant soit peu… rural…

 

Sept heures et demie. On dîne,

Grand dîner cérémonieux.

Suzon se trouve sa voisine,

Et baissent chastement les yeux.

 

Elle attend qu'il parle… silence.

Elle attend toujours… mais en vain.

Après le potage, il se lance :

– « Mademoiselle, un peu de vin ? »

 

Puis il retombe tout de suite

Dans son mutisme glacial.

Comme Suzon prendrait la fuite,

N'était le cérémonial !

 

Mais voici son pied, sous la table,

Qui, d'un mouvement régulier,

S'agit ainsi qu'un petit diable,

Et sort à demi du soulier.

 

Oh ! C'est qu'il l’agace, l'agace,

Ce monsieur !… Sans qu'il dise un mot,

Le dîner tout entier se passe…

Décidément, ce n'est qu'un sot !

 

L'épouser ?… Jamais !… Sa richesse,

Ses terres, Ses bois auront tort !

(Le pied saute, saute sans cesse,

Saute de plus fort en plus fort.)

 

Mais comment s'y prendre ?… Elle n'ose

Lui dire ainsi, sans le fâcher…

Soudain, voici le soulier rose

Qui glisse et va se détacher…

 

Elle veut le tenir encore.

Mais, hélas !… Un faux mouvement…

Et le voilà qui… s'évapore,

Et la délaisse lâchement !

 

Elle cherche, cherche et tâtonne

Du bout du pied, sans trouver rien…

Toute espérance, l'abandonne…

Jugez quel malheur est le sien… !

 

Dans un grand dîner d'étiquette

Conserver un air ingénu,

Quand là, tout près, sous son assiette,

On sent barboter son pied nu !

 

Horreur !… On se lève de table !

Quelle angoisse !… Quel embarras !…

Voici – c'était inévitable ! –

Le muet qui lui tend le bras.

 

Que faire ? – Grand Dieu ;… quelle idée !…

Oui, c'est le Ciel qui l’envoya,

Et le bon Dieu l’a regardée…

Alléluia ! Alléluia !

 

À l’habit noir, elle s'accroche,

Comme à la branche le serpent,

Et se met, faisant la bancroche,

À s’en aller, clopin-clopant !

 

Du coin de l'œil, il la regarde

Et semble se dire tout bas :

« Eh ! eh !… mon ami, prenons garde !…

Car elle… bronche à chaque pas ! »

 

Au salon vite il se dérobe,

Suzon s'asseoit, l'air chagriné,

Et cache avec soin sous sa robe

Son pauvre pied incriminé.

 

Le sourire aux lèvres, le père,

Qui n'a rien soupçonné du tout,

Va droit au jeune homme : « J'espère.

Que ma fille est à votre goût ?

 

– Oui, sans doute… Elle est fort jolie…

Des yeux charmants… un air futé…

Je l'aimerais à la folie…

Mais sa fâcheuse infirmité…

 

– Hein ?… – Son pied… – Son pied ?… Qu'est-ce à dire

Il n'est pas de pied plus coquet !

– Elle boite ! – Vous voulez rire…

Et vous êtes un paltoquet ! »

 

Le bon jeune homme, à cette insulte,

Disparaît, tout interloqué…

Chacun sourit… Suzette exulte…

Et le mariage est manqué !

 

Manqué ! – Le petit soulier rose

Tira l'enfant d'un mauvais pas…

C'est souvent à bien peu de choses

Que tient le bonheur ici-bas !

 

Le bonheur… Car Suzon, sans doute,

Le trouvera sur son chemin,

L'homme qu'on aime et qu'on redoute

Et qu'on suit la main dans la main !…

 

Et cette simple historiette.

Prouve – n'allez pas l'oublier ! –

Qu'il est bon, pour une fillette,

De perdre à propos son soulier !

                               ***                                                                      

 

Ce texte est tiré de l'hebdomadaire:  Revue de France, 2è année, N°83, 1er Novembre 1890, pages 77-78.

Voici quelques liens concernant cet auteur.

Biographie :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Normand_(%C3%A9crivain)

https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1931_num_92_1_460461

https://www.artlyriquefr.fr/personnages/Normand%20Jacques.html

Œuvres :

https://short-edition.com/fr/classique/jacques-normand

https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Jacques_Normand

https://data.bnf.fr/fr/12738981/jacques_normand/

http://www.litteratureaudio.com/livres-audio-gratuits-mp3/tag/jacques-normand

et, sur Gallica/BNF, le recueil de poèmes intitulé : SOLEILS D’HIVER – (Notes d’un Parisien en Provence) – Lemerre – 1897 :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5457087f/f6.image.r=Jacques%20NORMAND

La BNF a également numérisé quelques courtes pièces de théâtre du même auteur, la plupart dans le cadre d’ouvrages collectifs (voir « Jacques NORMAND » sur le site Gallica.)

                                                                                           ***

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